L’avant gardisme de Le Corbusier
Le Corbusier, cet architecte qui a créé une révolution dans l'habitat traditionnel marseillais avec sa Cité Radieuse, construite entre 1947 et 1952 et inscrite au patrimoine de l’Unesco. Une révolution “comparable à celle qu’a été la construction du centre Pompidou en plein centre de Paris dans les années 70’s” d’après Jacques Sbriglio, architecte. “Chaque appartement est en vérité une maison à deux étages, une villa ayant son jardin d’agrément, à n’importe quelle hauteur” explique Le Corbusier.
Après un petit travail de fouille, la magie d’internet m’a permis de mettre la main sur ce témoignage touchant qui en dit long sur ce lieu hyper atypique pour l’époque :
J'ai vécu dans "la Maison du Fada", c'était son nom officieux car les marseillais la détestaient, de 1954 à 1967. Elle est devenue la gardienne de mes souvenirs. Classée monument historique, je la revisite comme un album de famille.
Dans les années 50, nous jouissions d'une liberté inimaginable. Toujours par monts et par vaux. Je n'ai pas oublié l'expédition dans le champ de maïs qu'un mur séparait du parc. Nous avions rampé dans le lit de la Gouffone, le petit ruisseau qui serpentait, parallèle au boulevard Michelet et qui a été comblé depuis, pour passer sous le mur. Les engueulades maternelles furent à la hauteur des dégâts vestimentaires. Mais ça valait le coup !
Tous les deux jours, le glacier venait livrer la moitié d'un pain de glace, sans déranger personne, car la glacière avait un accès côté "rue". Il en était de même pour le pain et le lait, déposés dans le casier en saillie à côté des portes. Ce casier, fermé à clé à l'extérieur, s'ouvrait directement dans la cuisine. Tout se payait à la fin du mois.
Le crédit chez les commerçants était chose courante, car les enfants faisaient très souvent les courses. Outre l'épicerie Casino et la boulangerie "Au Friand Papillon", il y avait une teinturerie, une droguerie et une boucherie, et plus tard une papeterie. La marchande de journaux et de bonbons était au rez-de-chaussée, et je rêvais de l'Amérique en regardant les couvertures de "Look" et de "Life".
C'était le temps des caramels à 1 centimes, des serpents de guimauve avec une bague en plastique autour de la tête, des petits bonbons dans des boîtes en carton avec une face en domino, du coco Boer et des Mistrals Gagnants.
Les appartements étant traversants, une mère en quête de sa progéniture regardait depuis une loggia, puis de l'autre, criant des prénoms. Ceux qui n'étaient pas en bas, jouaient sur le toit ou dans le Jardin d'Hiver, et nous nous prévenions mutuellement, "ta mère t'appelle". Si le retour tardait trop, le téléphone intérieur installé gratuitement dans chaque appartement, permettait de faire le tour des amis.
Le Corbusier n'avait pas oublié son enfance.
- en aménageant le parc et le toit, bien sûr.
- mais aussi créant des endroits où grimper, comme les niches aux verres colorés de part et d'autre de l'entrée principale.
- des rues au sol si lisse que nous y faisions des courses de patins à roulettes, ce qui était strictement interdit. Mais le gardien n'avait que ses pieds et nous étions plus rapides que lui.
- des escaliers abritant tant de cachettes. Les baisers volés s'en souviennent…-- Anne
Le podcast d’Où est le beau ? sur Le Corbusier est très intéressant, je vous le conseille. Voici ce que je retiens :
L’immeuble compte 321 appartements (337 avec les chambres d’hôtel) qui constituent autant de logements confortables et modernes pour l’époque. Ces appartements = un village vertical disposant d’un hôtel, de boutiques, d’une école, d’un gymnase et même d’une pataugeoire en plein ciel, permettent à la vie collective de s’exprimer ! Habiter, travailler, cultiver le corps et l’esprit, circuler : quatre fonctions-clés qui ont présidé à la conception de ce bâtiment.
Quand l’immeuble en béton a été construit, il a été surnommé “la maison de verre” car, la nuit, le béton ne se voit pas et les grands vitrages en duplex donnent à voir la vie des gens de manière très étonnante. On n’était pas habitué à avoir autant de surface vitrée à l’époque.
Uber avant l’heure : 1200 personnes y vivent. À l’époque il n’y a que des fermes aux alentours, il faut faire 2km pour faire ses courses. Pour faciliter le quotidien, chaque appartement est équipé d'une ligne téléphonique intérieure qui est reliée à chacun des commerces de la Cité Radieuse. La famille commande alors le rôti, les journaux, le pain, et les commerçants approvisionnent les apparts grâce à un système de guichet accessible depuis la rue intérieure qui permet au gigot de tomber directement dans la glacière de la cuisine. Cf le témoignage d’Anne plus haut. Dingue !
Les cuisines des appartements faisaient 4 m², elles étaient volontairement petites car Le Corbusier avait intégré un restaurant collectif dans l’immeuble pour encourager le lien social. Petites, mais surtout ouvertes sur le salon, une révolution à l’époque puisque jusqu’ici les cuisines étaient reléguées au fond de l’appartement = il y avait une rupture dans le couple, femme à la cuisine, homme au salon. Imaginée et dessinée par Charlotte Perriand (1903‐1999) la cuisine ouverte de la Cité Radieuse permet à la femme de ne plus être reléguée dans un coin fermé et isolé du reste de la maison (la cuisine “corset”). Elle peut, désormais, communiquer avec sa famille ou ses invités.
Charlotte Perriand s’était inspirée de la « cuisine de Francfort » de Margarete Schütte-Lihotzky, la première femme diplômée de l'école d'architecture de Vienne, en Autriche. En 1928, cette cuisine vise à optimiser le travail domestique : comment faire le plus de tâches possible avec un minimum d’effort ? La femme dispose de tout le nécessaire en pivotant sur elle-même et doit “avoir le sens de l’ordre comme un barman. Aux ingénieurs d’assurer une parfaite aspiration des odeurs et des fumées “, avait averti Charlotte Perriand. Une révolution parce que courtes distances, rangements optimisés, matériaux choisis et mouvements de main réfléchis. C’est ainsi que le bonheur allait entrer au foyer à en croire Le Corbusier, qui écrivait, à l’époque : « La femme sera heureuse si son mari est heureux. Le sourire des femmes est un don des dieux. Et une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors, faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l’homme et les enfants présents autour de ce sourire. ». (!!!). Plus tard, on se rendra compte que cette cuisine, bien qu’ouverte, reste très petite et n’est pas forcément hyper épanouissante pour la personne qui cuisine ! Mais à chaque époque, son avancée.
Le Corbusier prend le risque de la couleur. En 1927 à Pessac près de Bordeaux, il fait un lotissement. “Les maisons sont toutes blanches, ça ressemble à un pot de crème” dit-il. Alors, il y met de la couleur. C’est la première fois qu’un architecte peint les façades : vert pâle, terre de Sienne.. Ce qui est surréaliste pour l’époque.
D’après Jacques Sbriglio, architecte interviewé dans le podcast Où est le Beau ?, Le Corbusier ne serait pas Le Corbusier s’il n’avait pas créé avec Amédée Ozenfant, peintre (au magnifique nom !), et Paul Dermée, poète, la revue l’Esprit Nouveau + s’il n’avait pas écrit une quarantaine de livres (il publie, entre autres, en 1923 Vers une architecture, puis Urbanisme et L’Art décoratif d’aujourd’hui, 3 livres, 3 piliers au fondement de la pensée de Le Corbusier et plus globalement des architectes modernes). Le Corbusier a compris “qu’il fallait d’abord prendre le pouvoir dans les imaginations avant de le prendre dans les faits” (c’est d’ailleurs valable pour tout). La manière d’aborder un sujet par le récit, par l’écriture, a été capitale. D’après Jacques Sbriglio, le récit est capital pour l’imaginaire.
Ressources principales : Le livre Cuisine, recettes d’architecture de Catherine Clarisse et le podcast Où est le Beau ? sur Le Corbusier
Texte extrait de la newsletter “Hors série : le Sud dans mes bagages”