“Si on sait se surprendre, on sait surprendre les autres” Godefroy de Virieu

© Sasha Marro pour Le Monde

Il y en a qui sont attirés par l’extra-ordinaire. D’autres, par l’infra-ordinaire. L’infra-ordinaire ? C’est le contraire de l’événement, de l’insolite. 

C’est le cas de Godefroy de Virieu, designer et directeur artistique de Petit h, l’atelier-laboratoire d’Hermès qui crée des objets à partir des matières non utilisées de la Maison.

J’avais déjà entendu parler de la démarche de ce designer mais je n’avais jamais creusé, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur cet arbre d’hiver, pensé par lui : “Fixées à l’arceau, les étagères accueillent récoltes du potager et trouvailles du marché, pour composer un tableau évoluant au fil des saisons. Ainsi disposés avec un minimum de contact, fruits et légumes ont une durée de conservation plus longue.“ 

Photo de droite ©Léa Guintrand

J’ai cherché des informations sur sa manière de travailler - il a l’air assez discret, peu d’interviews - voici ma récolte : 

→ Il va chercher un cran plus loin : Au début de sa carrière, avec l’un de ses amis, le photographe Rip Hopkins, ils proposent à des industriels de repenser la forme de leurs produits historiques. “Résultat, nous avons intégré une petite brosse au fameux savon de Marseille, découpé géométriquement du papier d’Arménie pour une meilleure combustion ou encore totalement supprimé l’emballage de la fleur de sel. Apporter notre petite touche à ces objets que nous connaissons tous et depuis toujours, c’était notre démarche”. 

Il est fasciné par les objets en apparence sans histoire : ce qu’il appelle 'les objets anonymes'. Des objets si parfaits, tant dans leur simplicité que dans leur usage, qu’ils ont éclipsé le nom de leur créateur et traversé le temps sans modification. En 2015, il repère, pour Le Monde, avec sa femme et designer Stefania Di Petrillo, ces objets de la vie courante à la conception particulièrement maligne. 

Parmi eux, il y a la “Chantepleure”, (quel nom !), un arrosoir médiéval qui sert à arroser les semis et petites plantes fragiles des jardins, le sac filet, le coussin de jardinage pour préserver nos genoux, la couverture de déménagement etc. 

Vous pouvez retrouver tous ces objets ici, sur le site de Stefania Di Petrillo.

→ Faire avec ce que nous avons sous la main. « Rien ne se jette, tout se transforme et un objet se crée » : c’est la devise de Petit h, la sienne sans doute aussi. 

« Au-delà de l'objet, du luxe, d'Hermès, Petit h aspire à montrer comment, dans la vie de tous les jours et de tout le monde, on peut réussir à faire des choses avec ce que l'on a sous la main. Quand les gens voient nos objets, certains se disent : “Tiens, c'est pas bête cette idée, je pourrais m'en inspirer pour chez moi.” Ce qui est excitant, dans les objets de détournement, c'est qu'on touche directement à l'astuce de l'enfance. On emprunte à l'innocence du cadavre exquis, du surréalisme, pour fabriquer quelque chose qui a un véritable usage.”

→ Pas besoin de savoir dessiner pour être designer. « Je dessine très mal, je préfère assembler. On retrouve chez petit h cette idée d’assemblage. Un jour, un professeur de design m’a dit : « le design ce n’est pas compliqué, c’est savoir assembler ». Lorsque l’on a ça en tête, on comprend très vite et on lâche le crayon, on assemble les idées et matières. Évidemment il ne faut pas oublier la nécessité et le besoin de l’objet en question. »

Le premier objet qu’il a créé pour Petit H ? « Le cale-porte galet. C’est un objet toujours édité, intemporel, pour un usage au quotidien. Il fait partie des objets qui rappellent le fondement du projet petit h : créer de beaux objets utiles et surprenants. »

Son moteur ? La surprise, justement. Au lieu de partir d’une idée d’objet puis de chercher la matière, il démarre de la matière et se demande ce qu’il va créer comme objet. Tout est possible ! “Tous les jours, nous recevons de nos manufactures les différents matériaux qui ne sont plus utilisés et on ne sait jamais ce que nous allons recevoir ! C’est toujours la surprise.” 

Avec les artisans qui l'entourent, il mélange alors des matières qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer : la soie, la porcelaine, le cuir, le cristal. Ensemble, ils les combinent, les mixent, les croisent et cela donne un objet jamais vu.  “On invente des choses et on se surprend. Et si on sait se surprendre, on sait surprendre les autres.”

Repéré dans son appartement :

©Nicolas Millet pour Côté Maison

Côté Maison a fait un petit reportage chez lui en 2015 et j’ai tout de suite repéré son sol bleu clair, un revêtement en caoutchouc naturel teinté dans la masse. L’aspect a l’air incroyable. Il vient de Dalsouple, à Saumur. Quelqu’un a déjà testé ce type de revêtement et aurait des retours ? Ça me tente.

Ses adresses :

Quincaillerie Tartaix, à Paris : “J’aime beaucoup cette atmosphère, ces matières en vrac accumulées, les odeurs, le sol, le laiton, les copeaux, tous ces matériaux qu’on découvre ici sont très inspirants.”

Placage André, à Paris : pour tout ce qui est bois - de nombreux ébénistes s’y rendent.

Et bien sûr, sa marque, Bacsac, co-fondé avec deux paysagistes, Virgile Desurmont et Louis de Fleurieu, qui design et fabrique des contenants souples en toile technique pour cultiver son lopin de terre à toutes les échelles. “Des objets poétiques, intelligents et simples d’usage, qui nous rapprochent de la nature de par leur usage ou leur forme.”

Pour aller plus loin : 

- George Perec invite, comme Godefroy de Virieu, à explorer l’infra ordinaire, à “interroger l’habituel”. Il a même écrit tout un texte sur le sujet, le voici ci-dessous.

“Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes (...). Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire (...)

Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel: le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible: le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les “malaises sociaux” ne sont pas “préoccupants” en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an. (...)

Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. (…)

Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?

Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu’y a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?

Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité.”


Texte reproduit dans Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Le Seuil, 1989, p. 9-13.

- Contrairement à la sélection de Godefroy de Virieu et Stefania Di Petrillo d’objets malins, voici une collection of “deliberately inconvenient everyday objects”, des objets délibérément pas commodes. Très marrant.  

- “Hermès c’est un grand arbre, avec plein de branches et de ramifications qui représentent tous les métiers de la maison. Petit h dans cet arbre, c’est un oiseau qui se promène de branche en branche qui va collecter tous les matériaux pour fabriquer son nid”. Et si chaque entreprise, chaque Maison, faisait en sorte d’avoir son petit oiseau qui a pour rôle d’exploiter et de valoriser toute la matière déja créée ? Combien d’entreprises, de marques, d'agences, ont des matières, des sujets, des contenus, des histoires, qui dorment au fin fond des placards ou des dossiers d’ordi ? Souvent, il faut une personne extérieure qui vient avec un regard neuf retenir et repérer ce qui est là mais qu’on ne voit plus.

- On le sait déjà trop bien, mais bon, petit rappel à moi-même : faire avec ce qu’on a sous la main, avec une contrainte de temps, de matière, de budget, c’est ce qui donne des objets “différents”, expérimentaux et facétieux. La contrainte, on ne l’aime pas au début, car elle nous donne du fil à retordre. Mais une fois qu’elle nous emmène dans un endroit où l’on ne serait jamais allé, on l’adore. “Le propre de l’artisanat, c’est que tu as une contrainte formelle et de cette contrainte naissent des choses magnifiques.” me confiait Clémence Dumont, Directrice Artistique de Simrane, dans un numéro précédent.

Ressources : Le Monde ; Le Figaro ; Goodmoods ; stefaniadipetrillo.com ; Podcast Le monde d’Hermès ;

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