Ne pas faire une maison cocon à tout prix, avec Matali Crasset

Photo : Aglaé Bory pour Le Monde

Matali* Crasset a essayé plein de coupes différentes, et un jour, elle a trouvé celle-ci : ça lui correspondait. C’est comme si elle respirait. Dans plusieurs interviews, elle explique avec humour que c’est une coupe qui lui permet de réfléchir. Elle offre “une bonne ventilation de la tête”, ce qui est très important dans son travail, puisque le métier de designer tel qu’elle l’exerce, c’est 80% de pensée. “Dans un premier temps, je ne vais pas dessiner car le dessin pour moi c’est déjà choisir : quand on pose le crayon on a du mal à revenir en arrière, or notre métier n’est fait que de questionnements successifs donc il faut se remettre en question sans arrêt”. Elle dit qu’elle pense tout le temps. Rassurez-vous, elle aime ça !

Ces derniers jours, je me suis abreuvée de la pensée de Matali Crasset justement. Elle est différente, explique Philippe Starck dans un documentaire qui lui est consacré.

Quand il l'a rencontrée, il raconte qu’elle dégageait une idée, une esthétique, une allure, une façon de parler qu’on aurait pu croire comme fabriquées pour se faire un personnage. Mais au bout de quelques secondes, on comprenait que pas du tout : “car un des paramètres de Matali, c’est la vérité, l'authenticité, les racines”. 

Au fur et à mesure des documentaires que j’ai regardés sur elle, des podcasts que j’ai écoutés, des interviews que j’ai lues… elle a tordu le cou à plein de préjugés que j’avais. Voici celui que j’ai trouvé particulièrement fort : 

La maison ne doit pas être un cocon : à force de s’auto protéger, on se replie sur soi.

Avec les jours plus frais qui arrivent, on pourrait croire que c’est le moment idéal pour se créer une maison cosy, pour se “coussiner” (mot entendu chez Monsieur Lajoie, coussiner = s’emmitoufler chez soi. J’aime. Le mot, l’idée.)

Se coussiner, très peu pour Matali Crasset. Au contraire, elle se bat contre cette idée de maison confort, vous savez ces immenses canapés tout dodus et très confortables desquels on a du mal à sortir.

Est-ce que c’est comme ça que l’on veut vivre, mollassons au fond de son canap’ ? Bof.

Certes, explique Matali, le canapé a été pensé pour se poser, se reposer, souffler, mais on doit aussi pouvoir s'en échapper. Tout son travail de designer consiste à réfléchir à des environnements ou à des objets qui ne nous enferment pas mais qui nous invitent, gentiment, à nous dire “bouge toi, sois actif”. Tout ce qu’elle entreprend incite à être curieux de l’extérieur (par le biais d’objets, de scénographies mais aussi de baies vitrées ou de verrières par exemple). Pour elle, c’est ça le vrai confort, c’est un confort complice de quelqu’un qui va se prendre en main. 

Vase et canapé conçus pour Atmosphera, photo Mathias Filippini

Donc, d’après elle, l’habitat cocon nous rend passif, fait qu’on tourne en rond avec nos certitudes alors qu'aujourd'hui on devrait faire tout l’inverse : on doit s’ouvrir à l’autre, se remettre en question, s’engager.

C’est pour cette raison que nos structures doivent réactiver le commun.

Même en famille, dans un appartement, le commun doit être développé le plus possible car c’est ça qui va faire que l’on va pouvoir affronter ensemble un certain nombre d’enjeux qui sont très forts aujourd’hui.

Pour Matali, il y a une correspondance entre la façon dont on va développer son intérieur et la façon d’entrer en relation avec le monde.

Nous pouvons avoir deux attitudes par rapport à la vie, choisir de se laisser porter et la vie est alors une longue soupe tiède ou décider de jouer le jeu de la profondeur et ouvrir nos horizons. En tant que créateur, prendre position par rapport à ces deux attitudes me semble essentiel. J’ai fait le choix de donner du relief à la vie, le choix de se décentrer pour réinterroger l’évidence et de proposer d’autres dynamiques, en se sentant toujours moteur de ses évolutions et acteur dans ses choix.

Ce qu’elle aime, donc, ce n’est pas l’idée de créer des objets, c’est de déclencher un nouveau comportement. Elle veut, à travers les objets, nous aider à prendre conscience de certaines choses. Elle propose alors du mobilier flexible, qui va bouger, comme cette chaise.

photo Charlyne Thorn

Canapé et liseuse intégrée

Il nous faut trouver les rituels pour que le vécu puisse s’ancrer.
Ainsi, j’aime prendre rendez-vous avec un livre, je le prévois à l’avance, je réserve dans mon agenda comme un véritable rendez-vous, deux heures en général et je savoure ce temps suspendu.
Ce rendez-vous est toujours multiple et riche : rendez-vous avec un auteur, rendez-vous avec des valeurs…
Une échappée pour prendre soin de son imaginaire et qui répare.
J’ai donc pensé à l’objet rêvé pour ancrer ce soin dans la vie quotidienne.

Un canapé avec un fauteuil liseuse intégrée.
C’est l’espace adéquat qui vient se superposer à notre quotidien : on peut l’utiliser objet en canapé 3 places la majeure partie du temps et se l’approprier pour la lecture, confortablement allongé et sans aucune transformation.

— Matali Crasset

* Matali n’est bien évidemment pas son vrai nom. C’est Nathalie. Les enfants avaient l’habitude de l’appeler comme ça, et de fil en aiguille, elle l’a adopté, comme sa coupe.

Quelques ressources :
- Matali Crasset, portrait d’une designer accomplie, 18’, Welcome to the Jungle
- Matali Crasset, le design ludique et politique, 52’, Cocotte Minute Productions
- Matali Crasset, le Gout de M (podcast, 46’)

Le site internet de Matali Crasset

Pour aller plus loin :

Notes to myself : 

- Never forget : la nuit porte conseille. Matali aime particulièrement le matin, moment idéal pour voir si les idées mûries la veille ont résisté à la nuit. Moi aussi mais je l’oublie trop souvent.

- Elle a grandi dans un village de 80 personnes : aujourd’hui elle habite dans une jolie impasse à Belleville où il y a 12 familles, soit 80 personnes environ. Elle recherche toujours les communautés, l’échelle humaine. Elle s’inspire particulièrement de Jane Addams activiste philosophe sociologue américaine de la fin XIXe, qui a fondé une communauté à Chicago basée sur l’entraide et le respect, a ouvert des maisons pour accueillir des migrants, un centre pour exposer les oeuvres des parents qui avaient des métiers manuels ou artistiques avant de faire du travail à la chaîne aux US, afin de redonner de la dignité à la génération qui s’est sacrifiée.

- Elle s’inspire également de Jean-Baptiste Godin qui est pour elle le premier designer et inventeur de l'économie social. Tous les bénéfices qu’il va récolter avec son entreprise seront au service du développement d’une communauté pour l’éduquer. Ce qu’elle admire chez lui, c’est qu’il avait une vision globale. Il a créé par exemple des lieux entiers pour les employés, comme une nourricerie pour laquelle il a d’ailleurs inventé des berceaux dingues : des berceaux qui ne réveillent pas l’enfant (et donc pas les parents ou nourrices) lorsqu’il fait pipi au lit grâce à un matelas qui reste sec en toutes circonstances. “Avec l’aide d’un ami médecin fouriériste, Auguste Savardan, Godin imagine un matelas fait d’une litière composée d’une épaisse couche de son de céréales recouverte d’un tissu de lin. L’enfant n’est pas langé, il est vêtu pour sa sieste ou sa nuit d’une simple chemise. Ainsi les urines sont absorbées par le son, qui peut être renouvelé autant que de besoin et recyclé au poulailler. Godin invente la litière à bébé économique et écologique !” Source

- Le rapport à la nature : petite, quand elle sortait dehors, elle trouvait facilement des jeux avec ce qu’il y avait autour d’elle. À la campagne, un bâton devient tout de suite autre chose. On invente, on a l’imaginaire très sollicité. Son père faisait de la paille et elle prenait des ballots pour faire des constructions, comme des Lego géants. Cette liberté “permet de faire des constructions à notre échelle. En tant qu’enfant, je peux m’approprier les choses, je peux créer, changer mon environnement, faire des histoires. Je suis reconnaissante à cette vision des choses que l’on a à la campagne.

- LE livre qui l’a beaucoup marquée : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de Georges Perec, qui se pose à une terrasse de café et décrit la vie qui passe devant lui. Très envie de le lire.

- Elle explique aussi que le vintage rassure, soit, mais il peut aussi nous figer dans le passé. Je n’avais jamais vu les choses comme ça. Les accoudoirs des fauteuils, par exemple, c’est ce qui, à l’époque, différenciait la personne qui avait le pouvoir, des autres. Alors que ça fait mal au dos d’avoir les épaules relevées ! Aurait-on peur d’habiter contemporain ? Peut-être. Les hôtels qu’elle conçoit sont pour elle justement l’occasion de faire vivre les clients dans leur époque, avec du mobilier contemporain, et surtout pas comme chez eux ! 

- Pour rester créative, elle ménage des plages d’envolées où “elle peut faire fonctionner mon imaginaire, des plages d’anticipation, des soft-fictions, des petites bouffées d’anticipation pour visualiser le futur…

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